La Mécanique des Fluides
entretien avec Philippe Cyroulnik
et René Viau
Philippe Cyroulnik :-Pouvons-nous évoquer
vos années de formation?
J.N. : A l'école, je dessinais.
J'ai commencé la sculpture dès que j'ai pu
tenir un canif. Et je prenais des cours de dessin. Plus tard
en 57, j'ai été
touché par les Impressionnistes qui voulaient saisir la
pure lumière:
Vincent, Gauguin, Monet. J'ai commencé à faire
de la peinture. A 20 ans, je
suis entré aux beaux-arts de Montréal. Après
deux ans et demi, on m'a dit que
ce métier n'était pas pour moi.
P.C. : -Que retenez-vous au bout de ces
deux ans et demi? Est-ce le fait
d'avoir orienté votre pratique vers la sculpture? Des
rencontres avec
d'autres jeunes artistes?
Jean Noël. : En première année,
on nous faisait faire du Cézanne. J'ai
approfondi mes connaissances sur les impressionnistes. Je me
suis détaché de
la peinture. Rapidement, mes préférences m'ont
mené vers la sculpture.
P.C. : -Au moment où vous entrez
à l'École des beaux-arts, quelles sont les
figures marquantes de la scène artistique de Montréal?
J.N. : En sculpture, Vaillancourt dégageait
beaucoup d'énergie. En peinture,
c'était de Tonnancourt, picturalité abstraite et
textures.
P.C. : -J'aimerais que vous reveniez là-dessus.
Le Refus global, (1948)
arrière-fond historique très important pour l'art
québécois se rattache à
l'expérience de l'abstraction mais aussi à l'écriture
automatiste
surréaliste. Ce manifeste fait le lien avec un territoire
artistique qui
s'est développé sur le versant nord-américain.
On a donc l'expressionnisme
abstrait d'un côté, mais nourri de l'expérience
européenne, et de l'autre, un
important courant abstrait géométrique initié
durant les années 50 avec des
peintres comme Molinari, Claude Tousignant. Tout cela est schématique
car
nombre d'artistes se situent en intermédiaires comme Charles
Gagnon. Ce
rapide panorama nous aide cependant à saisir comment se
constitue le paysage
d'ensemble sur la scène québécoise dans
lequel le jeune artiste que vous êtes
émerge. Vous dites " je me suis détaché
de la peinture ". Quand on regarde
d'un oeil européen le développement de la scène
québécoise jusque dans les
années 80, on ne peut qu'être frappé, bien
sûr avec des nuances et des
prudences, par l'émergence des pratiques de l'ordre de
la sculpture, de
l'installation, de la photographie. Ces pratiques apparaissent
peut-être plus
prégnantes que des pratiques spécifiquement picturales?
J.N. : Le Refus global, l'ancêtre
mythique. Je suis passé à côté. Mais
j'ai
vite sympathisé avec Lemoine, Serge Tousignant, Cozic,
les gars de ma
génération.
René Viau : - Cette furia, ce cri
de 'Refus global' ne me semble pas
vraiment correspondre au monde de Jean Noël.
J.N. : La peinture gestuelle m'intéressait
peu. J'avais du rattrapage à
faire. Je m'intéressais surtout à la sculpture
classique: Phidias,
Michel-Ange, Donatello puis, Rodin, Degas, Richier. En troisième
année,
l'influence, c'était César. Pas encore les compressions
mais le César
expressionniste avec ses oiseaux soudés. J'étais
intéressé par la figure
humaine, les formes d'oiseaux. Après les beaux-arts j'ai
été touché par les
sculptures massives aztèques et maya. Puis Moore, Brancusi,
Arp. En 66, j'ai
intégré des couleurs pures sur de grands volumes
simples taillés à la
tronçonneuse dans des troncs d'arbre. Et puis des cubes
d'une seule pièce ou
formés de plusieurs pièces. Pour faire bouger tout
ça, j'ai expérimenté avec
des mobiles de grande taille que les enfants faisaient tourner.
Et puis il y
a eu ce choc du cerf-volant japonais vu à l'Exposition
Universelle de
Montréal en 1967. Une interminable chenille tantrique
équilibrée par des
tiges végétales et une queue en papier ondulait
là-haut au gré du vent.
Quelle merveille d'ingéniosité et de légèreté!
J'ai fait beaucoup de
cerfs-volants pas forcément construits selon les règles.
Ce n'était pas le
but. Et là, tout a basculé. Mes formes ont commencé
à s'arrondir, s'alléger,
s'accrocher au mur, se dédoubler puis se multiplier pour
envahir l'espace.
La sculpture statique au sol, quel ennui! C'était terminé
en 68.
R.V. :Il y a un phénomène
de génération durant les années 65 . Beaucoup
d'artistes, avec des préoccupations complètement
différentes, se retrouvent
avec une volonté de renouveler ce qui existe sur la scène
artistique .
Étiez-vous sensible à cet aspect ou est-ce une
démarche plus individuelle?
J.N. : J'étais enfermé dans
mon petit univers classique jusqu'en 65. Je
frayais avec des vrais " gosseurs " de bois et des
vulcains de fonderie
suant eau et sang en grognant - époque héroïque
et naïve devant la fournaise
qui grondait en déversant ses tonnes de fonte en fusion
dans mes moules en
sable. Mais j'ai vite regardé ailleurs notamment vers
la Californie, Venice
pour être précis. Duane Valentine, Craig Kaufman.
Frank Gehry aussi a grandi
à Venice. Il a sans doute connu ce mouvement. J'avais,
déjà dès 62, beaucoup
expérimenté avec la fibre de verre qui permettait
de tout faire soi-même, de
ne dépendre de personne. J'ai fait le tour de toutes les
techniques jusqu'en
65 et même de la fonderie. En 66, par contre, tout cela
était déjà de
l'archéologie.
P.C. S'agit-il du funk art?
J.N. : Pas funk. C'était plus formaliste
quand même. Mais des formes simples,
colorées dans la masse et des plastiques fluides diffusant
bien la lumière.
On y sentait le travail de la main. C'est probablement à
New York que je les
ai découverts. Influence ou concordance? En tout cas,
il y avait une
affinité.
R.V. : -C'est plutôt une information.
Vous vous intéressiez à ces artistes à
une étape très précise de votre évolution.
J.N. : En 66, il y a eu toutes ces connections.
Ces lumières se sont
allumées. Ajoutez le vent à cela en 67, et vous
devinez la suite. Faut dire que
ma sculpture favorite était la Victoire de Samothrace.
Même lorsque je
faisais du bronze, l'envol et la légèreté
étaient, paradoxalement, mes thèmes
préférés. J'étais fasciné
par les vaisseaux solaires voyageant
majestueusement vers l'infini à partir de l'énergie
captée. Tout petit, je
faisais de la voile avec mon papa. Il embarquait ses huit enfants
et notre
maman sur sa coquille de noix, serrés les uns contre les
autres dans les
bourrasques du lac Champlain.
P.C. : -Le cheminement se fait progressivement
à partir de la figure et du
corps vers la forme, du corps et de quelque chose d'anthropomorphe
qui, peu à
peu devient abstraite.
J.N. : Après les formes anthropomorphes,
je suis passé à des formes cubiques
qui se sont décomposées comme des puzzles à
assembler. Et à des formes
ovoïdes à installer selon vos préférences.
Lors de ma première expo en 68 à
Montréal, sur le carton (d'invitation), les gens étaient
invités à choisir les modules et à
les recomposer.
P.C. : -En 1967 dans ces formes ,ces cubes,
nous trouvons à la fois cette
idée de puzzle mais aussi cette idée d'espace,
de vide entre deux éléments.
Cet entre-deux va revenir de façon très forte plus
tard, durant les années 80.
Je vois bien le côté déconstructif du volume.
Jouant sur cette
décomposition, cet espace, cet interstice entre les deux
formes apparaît
nécessairement. Ces éléments sont assez
proches. Il ne s'agit pas d'un
élément à un mètre et un autre à
un mètre plus loin. Cette proximité
participe de l'ouvre. Cette pièce ce sont ces deux éléments
qui, du coup
font une sculpture. Cet acte de séparation produit un
vide qui permet à la
sculpture d'exister. En même temps, vous évoluez
des matériaux naturels vers
des matériaux plutôt artificiels.
R.V. : -Il y a un modèle participationniste
qui s'applique.
P.C. : -Dans les années1967, 1968
avec ces sculptures à la fois en bois mais
aussi ces sculptures cubiques, métalliques, ces éléments
plans, découpés dans
du métal peint (...comme ) une sorte de jeu d'assemblage,
il y a une possibilité d'adapter la
pièce à différents lieux, et vraiment une
idée de mouvement, fait son
apparition.
J.N. : Les mobiles tournaient au vent.
Chez mon ami Jacques Hurtubise, l'un
deux s'était envolé pour atterrir sur un terrain
voisin. Mais même les mobiles
étaient trop statiques pour moi! J'ai voulu mouler le
flot du vent ou de
l'eau avec une participation des spectateurs.
P. C. : -Donc ce caractère interactif.
Une invitation du spectateur à être
dans la sculpture. Cela m'évoque un peu les préoccupations
des artistes
cinétiques en Europe. Je pense aux pénétrables
de Soto.
J.N. : J'avais expérimenté
un labyrinthe à monter de diverses façons pour
offrir de multiples illusions d'optiques qui démultipliaient
les dimensions.
Crée à Montréal en 1967 puis installé
à la Galerie 60 et ensuite à la Carmen
Lamanna Gallery en 1968 à Toronto, le Labyrinthe, c'était
un peu un chamboulement des
espaces par la multiplicité des impressions visuelles
contradictoires. Et
puis je suis passé à autre chose.
P.C. : -Deux questions à propos
de cette première période. Vous avez parlé
de
la réflexion des artistes de la Côte Ouest et de
leurs attitudes propres. Ils
font jouer un certain artifice de la couleur pour donner une
autonomie aux
matériaux par rapport à ses références
naturelle et ce par le jeu propre de
la couleur. Vous passez du bois au métal, du métal
au plastique. Le plastique
est quand même le matériau des années 60.
.Un signe, un des matériau symbole
de ces années vinyle. C'est le matériau du design
pop. C'est le matériau de
nombreux artistes de la Côte Ouest. Dans ce contexte quels
sont vos rapports
avec le pop art et les artistes de ce mouvement entre 1958-65?
Le mouvement
pop est très fort sur le plan américain. La situation
québécoise et
canadienne se trouve à la fois dans une réaction
de proximité et méfiance.
Greg Curnoe est un artiste canadien très anti-américain.
Il affirme son
identité canadienne. Où vous situez-vous par rapport
à tout cela?
J.N. : Cela n'avait rien de politique ou
d'identitaire. J'étais intéressé par
la plasticité des formes, leur réaction dans le
processus de création.
L'espace lui-même était à conquérir.
Il y aura les Gonflables en 68 et puis
les Toiles ensuite, puis les actions, -ces sculptures instantanées,
qui
voudront ponctuer espace et mouvement. Les quadriller. Les découper.
Les
mesurer. Petit à petit, j'ai voulu piéger la fluidité
même.
P.C. :Si on revient au pop, ma question
était plutôt de savoir en quoi
l'expérience du pop a-t-elle été importante
comme culture visuelle pour vous?
J.N. : -Le pop art c'est en même
temps une explosion de joie et de
créativité. C'est aussi admettre que la culture
moderne est créée par le
populaire et non plus par une élite intellectuelle voulant
faire évoluer la
pensée selon cette idée de la Renaissance que l'homme
est perfectible.
Aujourd'hui, on brouille la frontière entre l'idéal
et le superficiel. Entre
Mozart et le rock. Les moyens de diffusion de la culture sont
réduits au rôle
d'alibi inoffensif. Et Jeff Koons peut se permettre d'affirmer
(sans rire)
que l'art qui se vend pas n'est pas bon! Jésus disait
qu'il fallait chasser
les marchands du temple. Le temple c'est notre conscience. Cette
conscience
est soumise à un lavage de cerveau dès le berceau.
Hollywood et Madison
avenue se sont substitués dans le rôle d'éducateurs
de nos enfants, de toute
la société. La religion et la pensée sont
remplacés par le body-building,
le " health food "! Alors qu'il y a tant de moyens
de disponibles pour
connaître ce monde fantastique dans lequel nous vivons,
nos enfants
apprennent par coeur tout de la vie des acteurs et des chansons
du hit parade.
Mais ils ont des hauts-le-coeur dès que des événements
historiques sont
évoqués. Ils connaissent Michel-Ange, Donatello,
Raphaël mais ce sont des
tortues. Beethoven est un chien. Walt Disney réécrit
l'Histoire.
L'analphabétisme revient en force. Le pop, est-ce l'acceptation
cynique de
cet état de fait?
P.C. : -Vous quittez donc l'École
des beaux-arts début 1963 pour commencer un
cheminement personnel. Parallèlement, la pratique artistique
évolue. Elle
s'ancre profondément dans une pratique de la sculpture
de l'espace, du
volume, de la matière, même si elle aborde la question
de la couleur, du
chromatisme. Quel est votre cheminement intellectuel, les rencontres
théoriques ou poétiques qui ont été
marquantes et qui vont accompagner ce
cheminement?
Dans ces années de formation, existent-t-ils des lectures
par lesquelles
votre parcours et votre cheminement auraient pu être induits?
J.N : Je lisais Céline, Dostoïevski,
Cendrars, Jean Rostand, Aristote, des
scientifiques et de philosophes, mais peu sur l'art. Très
tard, avec
Bachelard je me suis régalé, mais mon approche
n'a jamais été intellectuelle.
Je trouve un véritable plaisir physique et une communion
avec la matière
que le discours sur l'art ne m'apporte pas. Il faut des expos
qui
rafraîchissent. Les analyses sémantiques finissent
par vider ces émotions
profondes de leur contenu réel.
P.C. : - Dans la " La Mécanique
des fluides ", il y a donc cette idée d'un
mouvement éphémère fixé dans la sculpture
comme la forme merveilleuse de
l'onde sur l'eau, la forme que la crête d'une vague peut
prendre que l'on
aimerait bien fixer. Cependant, la nature ne peut être
fixée. Le mouvement est l'essence même de son existence.
J.N. : J'étais sensible à
ces choses. En utilisant ce titre paradoxal La
Mécanique des fluides, derrière les vagues, le
vent, j'ai découvert le
fluide et le temps dont j'analyse la cadence dans mes actions-photo
comme
Zwiiiish de 71. Une personne déchire inlassablement
du tissu ou (une autre) se colle des
pétales de coquelicot sur le visage. S'agit-il d'instruments
de mesure ou de
sculptures à proprement parler ? Il est clair qu'ils relèvent
plus de la
pataphysique que de la physique. Les mesures obtenues n'ont jamais
été
approuvées par l'Académie mais leur capacité
à provoquer une réflexion sur la
" fluidité " est là. Certains artistes
peuvent imaginer (et dessiner) des
univers possibles et des transferts d'énergie là
où des mathématiciens se
trouveraient devant des chiffres et des graphiques.
P.C. :-Il y donc toute une réflexion
qui fonctionne dans votre travail sur un
jeu d'enseignement, d'assimilation, de synthèse visuelle
par rapport à des
expériences plastiques et visuelles différentes.
J.N. : La manipulation de la matière
a toujours été salutaire. Il y a aussi
une sensualité. L'art n'est pas qu'un objet cérébral
à analyser sur un divan.
P.C. : -Est-ce que l'idée d'altération
inéluctable de la forme est aussi
présente? Je pense à cela parallèlement
au processus de thermoformage et en
matière plastique des structures gonflables molles. Les
pièces en séries
peuvent prendre une existence différente suivant le niveau
auquel on va les
gonfler, suivant le temps où on va les laisser gonfler
et selon le fait
qu'elles existent aussi bien gonflées à bloc ou
dégonflées?
J.N. : L'éphémère est un sujet secondaire
pour moi. Je m'intéressais plus aux
palpitations des choses et de l'espace. En 1969, durant mon exposition
au
Centre Bronfman à Montréal, beaucoup d'ouvres étaient
au sol au travers du
trajet des visiteurs. Il fallait les enjamber ou les déplacer.
J'avais
attaché une sculpture à l'appareil de la téléphoniste.
A chaque fois quelle
répondait, la sculpture s'animait avec le combiné.
P.C. : -Trente après avec forcément ce recul qui
s'inscrit dans notre
regard plein d'expérience, quand je regarde , grosso modo
l'évolution de
certains matériaux nous allons du dur, du tangible, des
matériaux qui ont une
certaine tradition de la sculpture, d'un bloc très solide
que l'on va
découper à quelque chose qui est de l'ordre du
mou, de l'élastique, du
malléable. Nous savons bien que la glaise est une vieille
histoire remontant
aux mythes fondateurs de l'humanité. Par rapport à
une tradition moderniste
de la sculpture : le mou, le malléable, je pense aux sculptures
molles de
Claes Oldenburg aussi, aux anti-formes Robert Morris ou aux anti-formes
de
Flanagan par exemple, ce cheminement n'est peut-être pas
totalement le vôtre
puisque dans vos formes malléable il y a quelque chose
qui s'anime avec le
vent.
J.N. : Je n'étais pas loin de ces artistes mais je me
demande s'ils n'étaient
pas plus préoccupés d 'explorer la notion de sculpture
per se. Je ne pense
pas avoir suivi la même voie qu'eux. Je me sens plus proche
d'un Takis, d'un
Penone avec sa main qui serre l'arbre, ou même des frères
Bachet avec leurs
sculptures-instruments de musique ou de Xenakis avec son Polytope.
P.C. -Je ne sais pas si on peut parler d'influences? Ce sont
peut-être des
croisements? Flanagan, les compressions de César, se passaient
de l'autre
côté de l'Atlantique. Il y a un esprit de famille.
Deux pièces très
importantes de cette époque-là sont ces pièces
en toiles découpées datant de
1970. Et aussi la série de travaux où une performance
a lieu à l'extérieur
autour de la forme. Un corps porte en bandeau de couleurs. Il
le déploie
dans son mouvement à travers l'espace. Ces gestes évoquent
l'art de
cerf-volant. En second lieu cela conduit à un travail
sur le corps , le masque avec la
couleur.
R.V. :-On peut se demander si la figure ne revient pas alors
et comment elle
revient.
J.N. : Je préfère le mot participation à
performance. Pour moi c'est une
expérience de manipulation d'objets, de grilles, de sondes.
On peut la suivre
depuis les gonflables, dégonflés, cousus, tendus,
déchirés, dans les arbres,
sur des visages. Enfiler un pantalon et courir. Coller des pétales
sur un
visage. Ecrire sur la peau entre 71 et 72.
R.V. : -Le volume se transforme tout comme le lieu de l'intervention.
P.C. : - C'est peut-être un peu à part. L'écriture
sur la peau rejoint
toutefois la performance telle que Dennis Oppenheim du moins
là pratiquée.
Oppenheim dans ce cas, redessine sur le mur ce que son enfant
faisait sur son
dos. Il s'agit d'une performance de la fin des années
60-70 qui rejoint un
peu le body art bien que le body art ait plus porté sur
une question
d'identité sexuelle. Les Anglais ont un peu pratiqué
cela. Je pense à Bruce
McClean avant de revenir à la peinture. Qu'est-ce que
vous écriviez sur ce
corps?
J.N. : Il y avait certainement un courant. Ici, sur le corps
de cette femme,
c'est un texte poétique exprimant mes préférences
pour certaines formes
organiques, qui grouillent. J'écris " Je suis fasciné
par les pulsations
rythmiques, les épis de maïs, les radiateurs, les
S, les Z, et les zigzags" .
P.C. : -Qu'est-ce qui fait que vous écrivez cela sur un
corps, un corps
vivant qui respire et bouge?
J.N. : Je me suis lassé des manipulations de tissus. Les
visages et corps
semblaient un nouveau territoire à explorer. Comme j'avais
besoin de "modèles",
j'ai commencé par colorer mon propre visage de multiples
façons.
J'ai poursuivi sur des corps féminins ici à partir
de ce texte écrit
précédemment. Je n'ai pas réfléchi.
Chaque nouvelle expérience me tirait
plus loin. Chaque porte ouvrait cent portes.
R. V. : -La réflexion se fait par l'expérimentation.
P.C. : -Il y une pensée de la pratique. La pratique porte
la pensée
elle-même. Ce qui est intéressant c'est le regard
porté aujourd'hui. On voit
bien que c'est un moment particulier qui ne va pas se reproduire
au-delà de
cette séquence. On peut retrouver des paramètres
depuis le début de votre
oeuvre jusqu'à aujourd'hui, au-delà de la diversité
et des mutations que votre
travail a connu. Par contre, ce travail plus particulier sur
le corps d'une
femme, est un moment à la fois charnière et totalement
atypique. Il ne se
reproduit pas du tout.
R.V. : - Le corps existait pourtant au début. Le corps
intervient dans la
sculpture. Au départ avec le labyrinthe, avec la performance.
Et ici la
sculpture intervient de telle sorte que c'est le corps qui devient
sculpture.
J.N. : La performance, c'est autre chose, notamment du spectacle.
Moi
c'était plutôt une expérience comme la machine
à mesmériser au 19e siècle.
Tous les participants assis autour, en contact entre eux et touchant
la
machine. Il y a aussi l' "orgone" de W. Reich. L'effet
était purement mental,
on le sait, mais il était puissant. Moi aussi, je travaillais
avec des
participants qui manipulaient quelque chose. Dessiner sur un
corps était
aussi une expérience mais surtout pas une performance.
P. C. : -C'est à dire que le corps pour vous est une sorte
d'extension de
l'investigation du matériaux donc l'extension en quelque
sorte du domaine de
la pratique.
J.N. ; Le corps est un matériau chargé. Évidemment
dans certaines
circonstances, le corps de la femme est plus intéressant.
Il symbolise
fluidité et harmonie. C'est aussi la source de la vie.
P.C. : -Comme vous parlez à la fois de matériaux,
de formes, de couleurs et
de mouvement, je pose la question. Le corps est une matière
et une surface.
C'est aussi un élément mécanique caractéristique
de la danse contemporaine.
Merce Cunningham ou Alvin Nikolais ont beaucoup travaillé
sur la dynamique
corporelle. Est-ce que cet aspect de la chorégraphie ou
de la réflexion sur
la danse contemporaine, vous a intéressé? Y avez-vous
rencontré plus tard
comme un écho, vis à vis de vos recherches?
J.N. : L'aspect chorégraphique m'intéressait moins
que la cinétique. Les
participants se bagarrent en tirant sur le tissu. Avant 67, je
voulais
inciter les gens à interagir avec mes objets. J'ai décidé
de les y inviter
concrètement dans ces " séances " organisées.
Il s'agissait de sculpture
instantanée, comme le café instantané. Mais
tout à coup, ces sculptures
devenaient des instruments de mesure, de grands filets à
papillons, des
épuisettes à saisir le moment cosmique aussi puissantes
au point de vue
conscience tout en étant aussi dérisoires que n'importe
quel rituel
religieux. Le papillon, c'était le Fluide.
R.V. : - S'agit d'un déplacement de la notion de mobilité
qui en arrive à
investir le corps? Le corps est le matériaux potentiellement
le plus mobile
mais est aussi le plus banal. A la fois le plus noble car vivant
et le plus
banal car le plus accessible, le plus courant.
J.N. : C'est toute la notion d'ouvre qui bascule à travers
l'intervention du
corps. Au départ, on a un bloc de marbre sculpté
représentant le mouvement.
Disons Le Discobole, par exemple. Jamais on ne pourra plus faire
une
sculpture aussi belle. Sauf les ballerines de Degas, en tutu
rose.
P.C. : -Trente ans plus tard dans un regard rétrospectif,
on voit qu'il y a
des choses importantes sur ces moments là. Une forme qui
s'anime au point de
s'autodétruire et dont la qualité est justement
de produire une forme qui va
se détruire.
J.N. : J'ai pas cherché l'autodestruction. L'idée
est amusante mais Tinguely
a fait mieux.
P.C. : -Vous avez toujours posé la question jusqu' au
possible d'une
dissolution de la forme dans son mouvement. Bien sûr, ce
sont des formes
figées qui sont solides, très pérennes mais
elles restent toujours fragiles.
J.N. : La fragilité est l'expression d'une angoisse devant
l'extinction. Mais
l'existence de l'univers ne semble pas menacée. La vraie
question d'après
Hubert Reeves serait plutôt pourquoi y a-t-il quelque chose
plutôt que rien?
P.C. : -Une question sur les Ovexpansibles. Il y a deux types
de forme dans
cette série . D'une part, des tensions répétitives.
Elle ont un caractère
environnemental où elles peuvent se développer
à l'infini. On en trouve dans
des formes plates au sol qui se développent et d'autres
dans
des formes plus organiques, des sortes de gouttes. Je pense aussi
à ces
lampes qui chauffent une matière liquide. Elles produisent
ces formes qui ne
semblent jamais figées.
J.N. :En 67, le thermoformage, si sensuel, m'a fait découvrir
la genèse des formes.
C'était les Ovoïdes. Ensuite, pour aller plus loin
j'ai voulu envahir l'espace. Réflexe de sculpteur ! Alors
voilà les
Ovexpansibles . Mais, c'était encore trop statique! J'ai
choisi les vinyles
qui s'accrochaient partout.
R.V. : -Comme des gonflables. En même temps, il y a réinvestissement
de
l'espace qui se resserre. Est-ce que vous alliez vers des formes
qui sont
plus fixes alors.
J.N. : Ces matériaux ressemblent à la peau. Plus
rien n'est fixe. Tout est
prêt à prendre vie. C'est Pygmalion.
P.C. : - La notion d'équilibre est introduite. Il y a
aussi cette idée de
partition comme si l'espace est traversé par la sculpture.
Elle est à la fois
obstacle, frontière, écran.
J.N. : Les Ovexpansibles, c'était briser cette orthogonalité
oppressante
imposée à tous. J'ai essayé de créer
des sculptures qui partaient dans tous
les sens. Et ensuite des toiles tendues à contresens qui
prétendaient
déformer l'espace tout en le mesurant.
Si l'espace est traversé, il doit aussi s'étendre
partout et dans tous les
sens. Même s'il n'y avait plus un seul atome dans quelque
coin perdu, aucune
partie de l'espace ne serait à l'abri d'une visite intempestive
de quelque
photon ou particule exotique égarée. Je pense à
la flèche tu temps. L'arc est
l'un des premiers instruments de musique. En Amazonie, on s'en
sert encore.
Si avec un arc on envoyait en l'air quelques notes de musique,
peut-on dire
qu'elles se vont balader durant l'éternité ? Malheureusement
non! Les ondes
musicales meurent et c'est tragique! Mais les photons, par contre
oui! Les
ondes et/ou corpuscules de lumière se baladent durant
l'éternité. Dire que
l'espace est partout semble logique. Mes grilles sont des grilles
pour
obtenir de méta mesures ou pour capter des méta
tensions. Ces élucubrations
ubuesques m'amènent à une conclusion : l' espace
est sans limite et il est
vivant. Je me borne à extrapoler et à écouter
les physiciens pour en tirer
mes propres conclusions. Ensuite je rentre dans mon petit atelier
bricoler et
poursuivre mes investigations avec mes bouts de ficelles.
P.C. : -Vous nous dites que la forme en tension existe au-delà
de sa présence
matérielle.
J.N. : Regardez la mer. C'est un organisme et non des gouttes
d'eau
individuelles. Le cosmos est aussi un organisme. Je prétend
sonder la
profondeur des abîmes, mesurer la vitesse de la lumière,
la gravité, la
cohésion nucléaire. N'a t'on jamais parlé
du poids des idées? De la puissance
de l'humour? De la poésie des haïkus?
P.C. : - Quels matériaux utilisiez-vous principalement
à ce moment-là?
J.N. : J'aime le bois si noble et sensuel, l'acier trempé
et froid qui tire,
la couleur, la transparence et la réflexion, et le mouvement,
l'instabilité. Ce
sont mes matériaux de prédilection.
R.V. : -La mer on la sent à travers des suggestions, une
tonalité d'ensemble.
J.N. ; Les couleurs sont souvent symboliques. Il y a aussi des
vagues, des
déchirures. Une lumière bleue est tamisée
dessous. Ca bouge s'il y a un
courant d'air ou si des gens passent à côté.
P.C. : -Vos sculptures sont aussi titrées?
J.N.
Au début elles s'appelaient "Homme-oiseau",
ou "Troglodyte" puis ensuite les
"cubes" et après les "Oeufs". Viennent
ensuite les sculptures molles et les toiles qui ont
été désignées par des onomatopées
rappelant le son du tissu frotté, déchiré
ou claquant au vent. SSRP, FFFUF, ZWIIIISH. Les F , les S et
les Z
revenaient souvent. Ce sont des phonèmes. Il fallait aussi
que le titre soit
une extension de l'ouvre et pas simplement rapporté. J'ai
aussi choisi des
noms de lieux mythiques comme les mers sur la lune en latin,
et des noms chargés d'émotion, ou descriptifs.
Les métaphores
poétiques facilitent la conceptualisation des flux.
R.V. : Ces ouvres relèvent-elles du domaine de l'espace
ou de celui de l'objet autonome?
J.N. : L'intérêt n'est pas tant la géométrie,
ou le patron, ou le carton de
tapisserie qui aurait pu être un tableau en deux dimensions.
C'est plutôt la
déformation qui importe. En même temps, il s'agit
de métaphores de la fibre
de l'espace, cosmique, observable, lorsqu'on aura inventé
l'instrument,
probablement un tissu sans limite, une trampoline de 10 à
12 dimensions
s'étendant dans tous les sens. Nager sous l'eau nous en
donne une idée.
P.C : - Cette idée de tissu m'intéresse car ces
premières sculptures des
années 80, n'ont rien de sculptures compactes, opaques
qui jouent la densité
de la matière. Elles jouent plutôt du translucide,
la transparence, une
traversée possible de l'espace. Elles ressemblent à
une traversée de la forme
dans l'espace. Il y a cette idée aussi quelque chose entre
le visible et
l'invisible. Dans Mare Nubium, par exemple, la toile est opacifiée
par du
bleu translucide. Dans d'autres nous sommes dans une sorte de
plastique plus
ou moins transparent. Ce plastique laisse passer la lumière.
Je dirais
derrière elle, mais qu'en la laissant deviner, il trouble
l'espace sans
l'obturer complètement. Et je pense à cet espace
pénétrable exposé à
Montréal en 1968 dont nous avons parlé, le Labyrinthe.
On y voit des
spectateurs et des oeuvres à travers le labyrinthe. Toujours
donc cette idée
d'une transparence.
R.V. : -Le labyrinthe est aussi créé par les reflets
des spectateurs
participants.
P.C. : - Si on reprend cette idée de tissu à limite
en poussant à l'extrême
entre la surface dehors et l'intérieur du corps, il y
a une superposition de
tissus. Un peu comme si la structure de la matière faisait
qu'il y avait une
sorte de continuum entre le coeur , l'intérieur de l'individu
et l'infini de
l'espace.
J.N. Dans la réalité, il y a un maximum d'aspects
et de dimensions même
paradoxaux ou antithétiques. Transparence et opacité.
Equilibre et fragilité.
Certaines ouvres tiennent debout sur un bout de verre. Si tu
retires un
élément, tout tombe. Comment ça tient? Comment
l'univers tient? Si l'univers
tenait pas debout, il faudrait une intervention extérieure
pour en
reconstruire un autre de temps à autre. Il serait lui
aussi forcément bancal
pour se déglinguer encore. L'unicité des choses
est la seule solution
mécaniquement possible. Si l'univers fonctionne, c'est
que tout y est en
équilibre. Des astrophysiciens ont fait des centaines
de simulations
d'univers différents. Ils se sont rendus compte que si
on altérait même
légèrement certains des paramètres fondamentaux
du mouvement des astres, à
plus ou moins brève échéance, tout se casse
la gueule. Nous ne sommes pas
dans un jeu de Kapla ou d'alignement de cubes de sucre.
P.C. : -A l'idée d'équilibre, de déséquilibre,
je pourrais appeler la façon
dont le mouvement prend en charge la forme dans ce qui serait
à la fois son
émergence et sa dissolution. Ce sont de telles préoccupations
qui vous amène
à utiliser un matériau souple comme ce plastique,
le polyester ondulé.
Industriel, ce matériau, en même temps, inscrit
dans sa forme cette
ondulation de la vie même, de la matière en quelque
sorte, de l'énergie.
J.N. : Le polyester est une métaphore
de la peau, de l'oeil. Il est presque
vivant. Il répond à toutes les pressions. Aussi
le cosmos est un être vivant.
Il y a dans cette idée une émotion quasi mystique.
Certains voient Dieu en
vieillard venant nous parler sur une montagne, apportant des
pierres sacrées
sur lesquelles il aurait gravé des mots, des "commendements".
Quelle jolie image de conte de fée! Toutes les religions
sont
anthropomorphes. Comme si dieu pouvait être assez minable
pour nous
ressembler. Comme si avec 1 400 c.c. de matière grise,
nous serions en mesure
de comprendre déjà même le concept dieu.
Rien n'empêche dieu et le cosmos d'être
une seule et même réalité dont nous ferions
partie (temporairement). Chose
certaine, seul un principe peut être immuable. Tout ce
qui existe est vivant
et dynamique. On sait qu'il y a des marées cosmiques.
Les ondes
gravitationnelles sont les pulsations de cette " trampoline
" sans limites.
L'intuition est parfois lumineuse. Pythagore croyait entendre
la musique des
sphères célestes. Les Hindous ont deviné
le OM . Ils le chantent pour
manifester leur intégration à l'énergie
cosmique. Les scientifiques ont
mesuré à 2,7° Kelvin le fond sonore de l'univers
qui serait le résidu sonore
du Big Bang. Comme des tumeurs, nous sommes des parasites du
tissus cosmique.
Nous y naissons. Nous y vivons. Nous y mourons.
P.C. : -Manifestement, il s'agît
d'une positon syncrétique par rapport à tous
les éléments qui constituent peut-être le
potentiel vital...
R.V. : -Jean Noël parle du cosmos.
On pourrait parler de microcosme dans des
pièces qui condensent à la fois des intuitions
et des réalités de
perceptions des lois physiques,
J.N. : Ces questions sont beaucoup plus
intéressants que le phénomène de
l'interaction de la critique d'art et des artistes qui est au
fond justement
l'expression d'un désengagement devant les vrais problèmes.
On est obnubilé
par le sexe des anges.
PC. : -Dans cette idée d'énergie,
d'organisme vivant, il y aussi l'idée d'un
moment sensuel du monde. Quand on écoute vos titres :
azurez-moi , il y a
la suggestion d'un caresse, une sorte d'ouverture. Ces titres
que vous
choisissez ouvrent à une prise en charge de ces éléments
dans une dynamique,
- peut-être dans tous les sens du terme-, mais à
une dynamique sensuelle des
choses. Comme si d'un seul coup l'énergie des éléments
avait ses propres
potentialités charnelles. Comme si tout avait du corps
et de la peau.
JN. : Azurez-moi ! L'azur c'est
le ciel, la mer, une tendre caresse autant
que l'horreur de cet abîme qu'est la mort. D'où
tous ces gurus garantissant
l'immortalité. Quel fond de commerce inépuisable.
Mais comme disait l'autre:
"où vont les morts? Ils vont là où
sont toutes les personnes qui ne sont
jamais nées".
P.C. : -Parallèlement à ces
matériaux investis dans des formes
anthropomorphiques ou végétales on retrouve une
prise en charge de plusieurs
dimensions simultanément qui sont portés par une
présence, une sorte de
corps. En autant de formes, vous avez souvent fait référence
aux naïades. À
ces êtres mi humains, mi fantastiques, mi surnaturels,
J.N. : ...qui représentent les éléments.
Les Grecs ne croyaient pas en leur
mythologie. Ils savaient la lire au second degré comme
représentative des
tensions dans la nature, des pulsions humaines et des angoisses
devant la
vie, et la mort. De Chirico parle beaucoup des divinités
grecques. Dans les
forêts en Grèce, nous sentons les dieux. Nous entendons
l'écho des voix des
philosophes. Nous prenons conscience que la pierre est vivante,
que l'arbre
est vivant. Dans ce roman de Jean Rey "Malpertuis",
un taxidermiste Belge part
en expédition en Grèce afin de piéger les
dieux. Il veut les ramener pour les
empailler. Les religions ont voulu décrire dieu et l'imposer
aux autres par
la force avec quantité de massacres. On a condamné
les animistes, les
traitant de primaires. Mais ils avaient compris qu'il y a un
esprit dans la
nature.
P.C. -Comme si les éléments
pouvaient incarner la figure du désir, d'un désir
polymorphe ?
J.N. : Je ne sais pas de quel désir
pourrait-on parler, sinon du désir de vie
par rapport à la mort.
P.C. : -Je parlais des pulsions.
J.N. : Une pulsion de vie.
P.C. : Je parle d'une sorte de pulsion
sexuelle fondamentale en quelque
sorte. Je me demande si il n'y a pas chez vous une sorte de vitalisme
de la
forme qui serait, je dirais, dynamique dans l'opposé d'une
vision tragique.
Vous n'êtes pas du côté du tragique du vécu.
Vous êtes du côté d'une
certaine allégresse. Jusqu'au vertige de la dissolution
mais du côté de
l'allégresse. On peut dire que dans l'extase, il y a de
la perte de soi.
Parfois j'ai un peu le sentiment que dans l'ouvre de Jean Noël
, il y a cette
dimension. Aller jusqu'à la perte de soi qui peut se terminer
par le
dissolution du vivant. On connaît bien le mythe de Panthésilé
où à force
d'aimer on déchire et on tue l'autre d'amour. Je te mangerais.
Se perdre dans
le regard de l'autre. Il y a plein d'images où le trop-plein
d'énergie
produit le contraire de sa logique qui n'est pas qu une logique
constructive.
C' est une logique d'émergence et de dissolution en même
temps. Je me
rappelle vous m'aviez dit un jour : " rêver de pouvoir
donner forme et
figure à ce mouvement de l'eau d'un fleuve et de ce nageur
qui est dans l'eau,
de pouvoir intégrer dans l'immobilité d'une forme
le mouvement continu de
ces deux éléments humain et aquatique " .
Ces deux énergies vont l'une avec
ou à l'encontre de l'autre avec cette idée de paradoxe.
Comme chez Morris ou
Flanagan qui font de la sculpture avec des matériaux complètement
antinomiques ce paradoxe est une sorte de rêve, de marche
impossible
consistant à donner la pérennité à
l'éphémère.
J.N. : L'illusion du pérenne conforte.
Ici chaque sculpture est un puzzle,
une devinette. Pas une certitude, mais une question.
R.V. :-Vous devez fixer un moment dans
ces tensions.
J.N. : Nous sommes des médiums funambules.
La position exacte qui induit
cette tension n'est pas toujours évidente. On peux aussi
dire une chose
et son contraire.
P.C. : -Un peu comme l'affleurement d'une
figure ou l'affleurement d'une
matière ou d'une forme.
J.N. : Je ne veux pas être coincé
dans l'un ou dans l'autre. Nature ou artifice?
Les mots sont artificiels mais ils décrivent des phénomènes
naturels. Il
faut aussi essayer de voir derrière l'écran et
sous la surface.
P.C. :-C'est peut-être cela qui différencie
ces problématiques de celles des
constructivistes et des néo-constructivistes qui affirment
la prééminence
des processus du travail de Carl André à Support-Surface.
J.N. : Picasso et les constructivistes
ont fait éclater la vision univoque
qui prévalait pour nous faire voir que la réalité
est éclatée et multiple. Il
y a aussi Naum Gabo dont on parle peu. Sans doute l'un des plus
grands.
R.V. : -Dans votre propos vous densifiez
des connotations poétiques, des
intuitions sur la nature, sur les lois et la physique de façon
très ouverte
et en même temps, comme à l'opposé, il y
une volonté d'épurement, de
légèreté, un processus de soustraction dans
la forme elle-même.
J.N. : La théorie unifiée,
c'est le rêve de tous les scientifiques. Il y a
certainement une explication simple derrière cette mécanique
compliquée. Dans
les années 90, avec les Hydrodynamix, j'ai tenté
de laisser la forme se
construire elle-même avec un minimum d'intervention. N'être
que l'instrument
de son évolution. Je commençais par une seule peau
puis une seconde peau.
Chaque nouvelle peau créait une nouvelle tension qui tirait
la sculpture dans
un sens différent et faisait apparaître de nouvelles
tensions et ainsi de
suite jusqu'à trois ou quatre peaux que je fixais quand
la forme était
complète. Un peu comme si je jouais au tennis avec la
forme. Tu frappes la
balle. La forme te la relance. Et dix fois, vingt fois comme
toujours le même
écho se décale et se transforme à chaque
aller-retour de ses multiples
réverbérations. Finalement, c'était presque
un dialogue entre la sculpture et
moi. Elle répondait à chacune de mes sollicitations
et le résultat était
imprévu.
P.C : On y trouve parfois une chose surprenante
dans ces sculptures. On y
entrevoit un condensé du paysage ou d'un moment donné
du monde et en même
temps, quelque chose entre le naturel et l'organique, le corps.
Je pense à
une petite sculpture blanche, qui n'est pas sans évoquer
des prothèses , une
sorte de prolongement du corps, quelque chose, des matrices et
des formes.
Cette description est effectivement quelque chose qui a l'air
d'une
intuition. Le processus anticipe en partie sur un mode projectif
et intuitif
une forme que le mode de fabrication va déterminer. Il
y une double logique.
La logique propre de fabrication avec sa logique propre au matériau
et
l'intention en quelque sorte. Ce double rapport va donc produire
quelque
chose entre le décidé et l'imprévisible.
J.N. : Harmonieuses, ces sculptures se
développent dans un sens précis.
Comme toutes formes naturelles, leur organisation est déterminée
selon des
lois définies à la Renaissance par Fibonacci. Ces
lois déterminent les
intervalles entre les pousses dans la nature. Mario Merz en a
parlé.
Fibonacci est un mathématicien pisan du Moyen Age. Il
affirmait qu'une
branche pousse toujours exactement à une distance précise
de ses voisines
-tenant compte de l' " achalandage " (de la place disponible).
Ces
projections scientifiquement calculées par Fibonacci sont
quasi identiques au
nombre d'or, les divines proportions définies par les
philosophes grecs.
Conclusion le sculpteur ne crée peut-être pas la
forme. Il n'est que la
sage-femme qui accouche la nature d'une nouvelle forme parmi
toutes les
formes possibles. Si tu remplis un tissu de liquide, tu le vois
prendre une
tangente à mesure que le poids du liquide tire sur les
fibres. Et lorsque tu
arrêtes le flot, une forme imprévue se fixe. Le
manche à vent nous fait voir
des courants invisibles qui parcourent l'espace. Le vent est
une belle
métaphore de la densité de l'espace. Quoi de plus
magique qu'un voilier qui,
toutes voiles dehors, arrache -et harnache- le vent au plus près
avec sa
quille bien accrochée dessous. C'est presque de l'alpinisme
sur une montagne
liquide. On peut aisément imaginer comment le cosmos est
animé par toutes
sortes de giga courants et dans tous les sens. Et comment c'est
peut-être un
être palpitant. Nous sommes là-dedans comme des
tumeurs parasites dans sa
chair. Image anthropomorphe encore, mais combien différente
de celle du
vieillard écoutant de la lyre sur un nuage.
R.V. : - les sculptures qui viennent ensuite,
ce sont des reliefs, des bas-reliefs, le plus souvent en carton?
P.C. : -Ce n'est pas toujours en carton.
Le caractère très fragile des
fixations m'apparaît intéressant. Ce sont des aiguilles,
des points de colle.
Cela tient à presque rien. Cela me fait penser pour le
plus beau de ce qui
est mis en pratique en volume à une sorte de carnet de
dessin.
R.V. : -Le mot accrochage prend ici tout
son sens.
P.C. : -Ce sont des croquis qui ont cette
existence pratique d'un volume. Ce
sont des volumes croquis .
J.N. : La sculpture apparaît différente
et comme un volume selon le point de
vue.
P.C. : -Ces points de fixations sont à
rattacher au problème des aiguilles
qui servent à fixer certains éléments des
collages chez Picasso. Il y a des
moments d'agencement. Cela lui permet de fixer les choses sans
les figer
nécessairement. Cela me semble très intéressant
en ce sens. Je me disais que
l'on pourrait concevoir une sorte de mur. Comme si le mur devenait
un plan de
travail où se fixait des essais, des réflexions,
des sensations, entre la
réflexion et les sensations...
J.N. : ..et les patrons comme en couture.
P.C. : -Le fait de parler aussi de la couture,
de l'assemblage, de la
découpe, du collage me fait penser aux papiers découpés.
Les papiers découpés
matissiens comme les figures de la danse chez lui, mettent de
l'avant cette
idée à la fois importante du collage et de la jointure,
Qu'est ce qui va
fixer? Qu'est-ce qui va faire le lien? Qu'est-ce qui va montrer
l'articulation? Pour qui passe du plan à un espace, à
un volume c'est
effectivement dans le domaine de l'assemblage et du collage donc
d'un seul
coup, que se fixent des choses.
J.N. : Certaines de ces oeuvres-là
ont changé de forme 25 fois. Ces aiguilles,
ces bouts de colle me permettent de les démonter et de
les remonter jusqu'à
ce que j'aie trouvé l'équilibre idéal.
R.V. : -Et la couleur. Est-ce quelle vient
en même temps? Est-ce quelle vient
après? Avant?
J.N. : Y a pas de règles mais les
couleurs représentent quelque chose. Un
élément. Une émotion. Une énergie.
L'eau. L'air. La verdure.
P.C. : -Il y a peu de couleur saturées.
Elles ont souvent cette qualité
quelque chose de l'ordre de l'aquarelle. L'aquarelle ne sature
pas. Il y a
une qualité de fluidité, de transparence toujours
, une sorte de générosité à
la lumière qui est grande, même quand elles sont
dans la brillance, elles ont
une qualité de réfraction mais laissent passer
la lumière. Elles ne la
laissent passer que très peu dans les grandes sculptures
de couleurs qui
sont opaques.
J.N. : Il n'y a rien de fini, de définitif.
La couleur c'est le brouillard à
travers lequel nous voyons les objets. C'est comme une aura.
Les objets
ruissellent toutes sortes de lumières différentes.
Depuis chaque point de
vue, ils présentent une personnalité différente
et surprennent.
R.V : -Est-ce qu'il y a des climats comme
on dirait pour la musique. Des
nocturnes.
J.N. : Beaucoup de " climats "
ont rapport avec la lune, la mer.
R.V. : Vous vous situez quand même
dans une joie de la couleur...
J.N. : Pourquoi se priver d'un élément
aussi sensuel, d'un tel plaisir?
Certains artistes se flagellent quotidiennement à faire
quelque chose de
terriblement ennuyant. Pas moi.
P.C. :- Quand René dis que vous
êtes dans une sorte d' allégresse, il est clair
que votre oeuvre n'est pas marquée par la figure de la
mélancolie. Il règne
ici un bonheur lucide.
R.V. : -Il y a de la tension
J.N. : La vraie magie ce sont les atomes
qui tournent. On se l'explique
encore mal mais y a pas de truc.
P.C. : -Je dirai plus prudemment que c'est
le bonheur que vous avez à
interroger dans votre oeuvre cette énigme de la présence
des choses, à la
lumière, à nos regards et à leur propre
dynamique.
J.N. : J'espère tous les jours être
étonné par mes oeuvres.
P.C. : -Qu'est-ce qui fait qu'une pièce
est aboutie ou qu'elle ne mérite pas
d'exister ?
J.N. : Quand je peux les regarder durant
des années avec plaisir elle sont
abouties. Je démonte celles qui ne me passionnent pas
pour développer de
nouvelles idées. Ce sont des fragments de métacohérence,
griffonnés au
hasard. Un jour, ces fragments vont se rejoindre dans le grand
roman du
fluide.
Entretien avec Jean Noël réalisée
le 27 mars 2001 à son atelier de la Cité
Griset. Paris 11e. par Philippe Cyroulnik et René Viau |